LA DOUCEUR DE LA DOULEUR
LA DOULEUR QUI S’AIME
Solitude, narcissisme et mélancolie :
à propos d'une question décalée
Hans ETTEMA
La Solitude
La solitude, le sentiment d’être seul, d’être séparé, isolé, sentiment de déréliction et de délaissement, est quelque chose qui peut nous envahir. Mais c’est également un sentiment basal qui est propre à la condition humaine.
Quand je suis effectivement délaissé par ceux qui me sont chers, quand je ne connais personne qui peut recevoir mes plaintes et personne qui puisse écouter mes appels, je me sens vraiment seul. Mais il est aussi vrai que la condition humaine est précisément cet abîme qui se déploie en moi-même, qui me sépare de ce que je m’imagine d’être, ce que je désire.
L’identité est cet entre les deux : dette différence entre ce que je suis momentanément et que je serai ou serais. Cette altérité et fissure en moi-même, qui me sépare toujours de ce que je peux être et de ce qui je m’imaginai maintenant que j’ai été. La solitude provient aussi du fait que nous sommes qui nous sommes, des êtres qui sont capables de parler, à l’autre, à soimême (comme un autre), qui sont capables d’entendre les autres, de comprendre et être conscients de notre position et perspective à l’égard de tout et de tous ceux qui sont présents. Conscience aussi de notre présence, qui soit limitée.
Mais la conscience n’est pas tout et la subjectivité n’est pas autonome ! Le sujet est selon l’expérience de la psychanalyse un être qui désire, et son désir ne se laisse jamais réduire à ce qu’on peut objectiver dans la raison.
La communication avec l’autre et moi-même n’est jamais directe, mais toujours assujettie aux images, aux possibilités du langage, à la position que l’autre prend dans mon discours.
Il y a une différence entre réalité, imagination et parole ! Et, pour être capable de parler à un autre, il faut que je me puisse déplacer à la place de cet autre, sans me perdre dans l’identification avec mon prochain, c’est-à-dire, respecter la différence, assumer ma position unique, pour objectiver et mettre les choses à leur place, assister à un monde commun, notre monde, le monde (c’est-à-dire, la réalité en symboles).
Cela est la condition de notre existence, qui entraîne une certaine solitude qui est le sol de notre sentiment de n’être pas complet et de notre responsabilité. Comme cela la condition humaine contient aussi la disposition à la mélancolie, sans laquelle il n’y aurait pas de psychisme.
La Mélancolie
Mais il est possible d’être malheureux à cause des événements qui suscitent ma dépression. La liste des malheurs, qui nous accablent tous les jours, est infinie. Mais pas tous les malheurs suscitent une dépression. Parfois il se passe que je suis blessé par un événement dans lequel est suscité en moi quelque chose qui me fait revivre une blessure, une perte plus originale.
Selon la psychanalyse classique, la dépression, comme le deuil, cache une agressivité contre l’objet perdu.2 À propos d’une perte (d’un objet perdu) le dépressif semble dire : « Je l’aime, mais plus encore, je le hais.
Parce que je l’aime, je l’installe en moi ; mais, parce que je le hais, cet autre en moi est un mauvais moi, je suis mauvais, je suis nulle, je me tue ».
Quand un déprimé subit un malheur par exemple est abandonné, cela éveille une autre situation d’antan, un théâtre plus archaïque, en lui. Le déprimé garde ce théâtre avec toutes ses forces en lui.
La dépression, appelée « mélancolie » avant notre époque, est psychologiquement caractérisée par une représentation négative sur soi-même, une vue négative du monde et un pressentiment pessimiste vis-à-vis de l’avenir.
Négligence, lenteur, tristesse, indolence, pessimisme, troubles du sommeil sont pour partie les symptômes de cette détresse, comme nous avons déjà vu chez Barbara. Souvent il y a plusieurs symptômes corporels. Mais ce sont surtout un malaise dans l’estime de soi et des sentiments de désespérance, d’impuissance (on ne peut plus en on ne veut rien) et culpabilité, qui sont frappant.
Le patient juge la souffrance insupportable pour les autres et soi-même. Un sentiment de perte de tout et de tous est au centre. Et les déprimés sont cependant souvent très attachés à leur sentiment, qui leur donne une certaine identité.
Une identité dans la douleur. Il est pourtant difficile de parler de leur expérience, comme il soit innommable et menaçant pour nous autres. C’est surtout le déni de leur souffrance, c’est-à-dire le déni de leur vécu intérieur ou de leur âme, qui est soutenu par l’opinion commune que la mélancolie soit une maladie et qu’elle devrait préférentiellement être soigné par des médicaments.
Mais c’est mieux aussi de considérer la dépression sous l’aspect de la « défaite du sujet » qui cherche désespérément à vaincre le vide de son désir.3 C’est-à-dire oublier soi-même, dénier la vie intérieure.
2 Freud, S. (1917) Trauer und Melancholie, GW 10. 3 Roudinesco, E. (1999) Pourquoi la psychanalyse ? Paris, Fayard.
Le Narcissisme
C’est dans le narcissisme que nous trouvons les sources cachées du sujet blessé, refusant de se (re)connaître. L’histoire psychologique de ce concept est encore jeune et aujourd’hui ce concept est, bien autrement, aussi une catégorie dans le grand système de DSM-IV.
Le traitement des personnalités dites « narcissiques » a rendu aux psychanalystes une autre modalité de la dépression. Loin d’être une attaque dissimulée contre un autre, imaginé hostile parce que frustrant, la tristesse serait le signal d’un moi primitif blessé, incomplet et vide. Le dépressif a l’impression d’être déshérité d’un suprême bien innommable, de quelque chose non représentable, qu’il sait bien préserver en soi même, sans y être conscient. L’imaginaire dépressif est narcissique.
Le monde narcissique peut être caractérisé par un retrait du monde des autres, déni de la réalité extérieure, repli sur leur désir traumatique donc innommable et refus de langage, suite à une blessure, une séparation, un deuil. L’objet, la chose perdue, est transformé en objet idéal tout aussi imaginaire, le Grand Tout au sein duquel le perdant s’unifie avec le Perdu, s’englobant tous les deux.4 Ni moi, ni toi, vases communicantes, déni de la séparation.
Le narcissisme : Une fascination, concentrée autour de l'identité de soi-même (comparé, comparable, avec et comme un autre) qui ne se connaît pas et qui ne veut pas admettre le champ de l’autre. Dans ce narcissisme, la douleur est retrouvée comme le trait archaïque de sa propre identité. Une douleur qui s’aime, une douleur douce, crypte incompréhensible de soi-même.
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