La novlangue Européennne ou la subversion du sens comme outil stratégique
La novlangue (en anglais Newspeak) est la langue officielle d’Océania, inventée par George Orwell pour son roman 1984 (publié en 1949)1.
Le principe est simple : plus on diminue le nombre de mots d'une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir, plus on réduit les finesses du langage, moins les gens sont capables de réfléchir, et plus ils raisonnent à l'affect. La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants. Ils deviennent des sujets aisément manipulables par les médias de masse tels que la télévision.
C'est donc une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l'expression des idées potentiellement subversives et à éviter toute formulation de critique de l’État, l'objectif ultime étant d'aller jusqu'à empêcher l'« idée » même de cette critique.
Hors du contexte du roman, le mot novlangue est passé dans l'usage, pour désigner péjorativement un langage ou un vocabulaire destiné à déformer une réalité, ou certaines formes de jargon. Si le mot est au masculin dans la traduction française du roman par Amélie Audiberti, il est souvent employé au féminin (la novlangue) dans le langage courant.
En dépit de l’indigence intellectuelle de l’idéologie qui régit l’Union Européenne, la capacité subversive de son langage est réelle grâce en particulier à une sélection de mots de sens fort constamment martelés. La subversion étant (dictionnaire) « l’action visant à saper les valeurs et les institutions établies », ce sont bien les principes fondateurs de la civilisation européenne qui sont aujourd’hui l’objet d’un travail de sape, à savoir : le droit à la souveraineté, la liberté des nations, les devoirs de l’intérêt national et général, l’équité comme condition d’équilibre de la société, la recherche du progrès collectif.
En dépit de l’indigence intellectuelle de l’idéologie qui régit l’Union Européenne, la capacité subversive de son langage est réelle grâce en particulier à une sélection de mots de sens fort constamment martelés. La subversion étant (dictionnaire) « l’action visant à saper les valeurs et les institutions établies », ce sont bien les principes fondateurs de la civilisation européenne qui sont aujourd’hui l’objet d’un travail de sape, à savoir : le droit à la souveraineté, la liberté des nations, les devoirs de l’intérêt national et général, l’équité comme condition d’équilibre de la société, la recherche du progrès collectif.
par Michel Ruch*
par Michel Ruch*
Dans son célèbre essai-roman d’anticipation « 1984 », l’écrivain britannique George ORWELL décrivait en 1949 une société totalitaire future inspirée du modèle soviétique. Dans cette société règnent une police de la pensée et une nouvelle langue, la novlangue, au vocabulaire ultra restreint, et caractérisée par l’inversion du sens des mots : par exemple, « l’esclavage, c’est la liberté » ou « la guerre, c’est la paix ».
La langue officielle de l’URSS, véritable langue parallèle à la langue courante russe (dupliquée dans les Etats satellites polonais, tchèque, bulgare, etc) n’était pas la novlangue, mais s’en approchait par une torsion constante du sens initial des mots, eux-mêmes articulés dans un discours stéréotypé qu’on appela la langue de bois.
D’un point de vue sémantique, la langue de bois est un état intermédiaire entre la langue réelle (de vérité) et la novlangue. Mais aussi bien la novlangue apparaît loufoque et caricaturalement mensongère, la langue de bois est plus difficile à détecter, parce qu’elliptique et insidieuse dans sa forme discursive. Sa tonalité raisonnable peut tromper de bonne foi sur le sens des mots. D’essence manipulatoire, elle est un instrument de formatage des opinions, et donc d’action politique. Les principaux « trucs » de la langue de bois sont : le flou délibéré, le faux-semblant, l’affirmation ou la négation par amalgame, le lissage des aspérités, le postulat sans fondement (pléonasme), l’édulcoration lénifiante, l’inflexion du sens jusqu’à son inversion, l’éviction du vocabulaire non orthodoxe.
Ce rappel n’aurait toutefois qu’un intérêt théorique si on sous estimait la force et l’impact des mots dans une région aussi instruite et civilisée que l’Europe. S’il est en France un travers national qui est souvent de « se payer de mots », voire faire du mot un acte se suffisant à lui-même, il en est tout autrement aux échelons de direction de l’Union Européenne, où sont bien comprises et utilisées les ressources du langage à but de manipulation. Il est patent que les dirigeants européens pratiquent avec dextérité une langue de bois parsemée d’écarts en novlangue, c’est-à-dire de contradictions du sens par la réalité. On observe par exemple que la rhétorique européiste fait un usage intensif des mots « stabilisation » et « stabilité » (de la zone Euro) dans un contexte d’ instabilité endogène produite par la dérégulation instituée de la finance et de l’économie ; ou le couplage automatisé des mots « stabilité-et-croissance » dans un contexte de dégradation et de récession ; ou l’expression absurde de « croissance négative » pour éviter le mot « récession » ; ou le stéréotype « politiques-de-convergence » en pleine divergence des économies en Europe.
Par delà ces contre emplois, il est évident que la langue de bois de l’Union Européenne joue un rôle essentiel comme vecteur d’éradication des idées qui ont prévalu en Europe depuis 1945, en déstabilisant les fondements de leur raison critique. C’est à ce titre que le langage de l’Union Européenne, sa langue de bois et ses effluves de novlangue participent objectivement d’une entreprise de subversion, celle du sens comme support de transformation.
En dépit de l’indigence intellectuelle de l’idéologie qui régit l’Union Européenne, la capacité subversive de son langage est réelle grâce en particulier à une sélection de mots de sens fort constamment martelés. La subversion étant (dictionnaire) « l’action visant à saper les valeurs et les institutions établies », ce sont bien les principes fondateurs de la civilisation européenne qui sont aujourd’hui l’objet d’un travail de sape, à savoir : le droit à la souveraineté, la liberté des nations, les devoirs de l’intérêt national et général, l’équité comme condition d’équilibre de la société, la recherche du progrès collectif.
Dans ce cadre d’analyse, cinq mots ou locutions ont été choisis qui délimitent la clôture du camp idéologique de l’Union Européenne. Un sixième a été retenu en tant que vigie exerçant une fonction de police des idées à l’intérieur de ce camp.
LA RÉFORME
Ce terme porte en lui une des plus fortes puissance et résonance du sens dans l’intellect européen et occidental. Exprimant à l’origine l’essence du protestantisme de Luther et Calvin, il brisa l’immobilité dogmatique de l’église catholique en introduisant la notion de libre arbitre.
Il ouvrit la voie au processus de sécularisation de la religion par l’exercice de la raison critique, de la réflexion distanciée, et de la mobilité intellectuelle qui annonça la Renaissance, puis le Siècle des lumières. Au-delà du contenu religieux du protestantisme, l’esprit et le principe de la réforme ont investi durablement le champ politique en prenant le statut d’intermédiaire et de compromis entre le conservatisme et la révolution. La réforme est un processus vers l’avant, excluant le retour en arrière, qui serait « la contre-réforme ». Il est donc difficile pour quiconque de se situer l’écart ou contre la réforme, qui jouit d’un présupposé d’appartenance au cercle de la raison et du progrès.
Dans le discours officiel de l’Union Européenne, le mot réforme a surgi en 2010 lors du déclenchement de la vaste opération de transfert de culpabilité de la finance aux Etats dans la crise de l’Europe. Non achevé, son déroulement se projette à moyen terme, et « la réforme » est un des mots-clé qui permet son interprétation globale.
Il est toujours utile de rappeler que la conception stratégique de cette opération relève d’un schéma d’école de guerre appliqué avec une maîtrise quasi militaire : évitement, contournement, contre-offensive, encerclement, démoralisation, culpabilisation, reddition. L’évitement est la récusation de toute responsabilité du système européen, par sa nature et sa structure, dans la crise ; le contournement est le choix d’un autre terrain d’opération que le domaine bancaire et financier ; la contre-attaque est la mise en cause de non responsables désignés comme coupables, c’est-à-dire les Etats déclarés laxistes et surendettés ; l’encerclement porte sur un nombre déterminé de cibles : Grèce, Portugal, Espagne, Italie, France (…) ; la démoralisation place ces pays sur la défensive ; leur culpabilisation a pour but de rendre stupide et délictuel leur incapacité ou refus de se « réformer » ; enfin la reddition est la perte totale de souveraineté de pays passés sous tutelle directe de la « Troïka » : Grèce (2010), Portugal, (2011), Chypre ( 2013).
Le mot réforme est la clé de voûte du dispositif de coercition et de contrôle sémantique, idéologique et politique mis en force par l’état-major inter armes que forment la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne (BCE), le Fonds Monétaire International (FMI), et auxquels s’est intégré le gouvernement allemand. En comparaison militaire, le mot réforme correspond à la tenue de la position verrou qui domine le champ visuel et permet de dissuader les velléités d’attaque. En d’autres termes, la capture (par défaut) du thème de la réforme et le monopole de sa définition par cet état-major sont un gain stratégique qui oblige chaque individu, groupe ou pays à se déterminer en fonction. Etre contre « la réforme » est soit borné et rétrograde (conserver), soit excité et irresponsable (contester), les deux catégories étant amalgamées pour désigner, en vrac et dans le même sac, les souverainistes, les keynésiens, les patriotes, les socialistes, les protectionnistes, les antilibéraux. Ce type d’amalgame discriminant est identique à celui que pratiquait l’Union Soviétique en jetant pêle-mêle dans l’opprobre les réactionnaires, les cosmopolites bourgeois, les néo-trotskystes, les renégats révisionnistes, etc.
Considérant le monopole du contenu de la « réforme » détenu par l’aréopage sus évoqué, il est interdit qu’il puisse y avoir une voie française, hongroise, portugaise, ou autre, de la réforme qui répondrait à des conditions nationales. Cependant, par prudence tactique devant les opinions publiques, l’Union Européenne s’abstient de diffuser le cahier des charges de ce qu’elle entend par « réforme », et qui reprendrait la liste des mesures à engager. Ses principes se retrouvent par contre dans les traités, de même que leur application dans les directives et règlements qui sont des textes peu compréhensibles au public, ou hermétiques. Pour y voir clair, il faut une combinaison de lectures, d’écoute des déclarations officielles, et d’examen du terrain.
La figure aboutie de la « réforme », en 2013, est incontestablement la Grèce, suivie de près par le Portugal et l’Espagne où le processus se poursuit. Dans ces pays, il y a : baisse massive des salaires, pensions, indemnisations de santé et de chômage, hausse massive des impôts et taxes, démantèlement du droit du travail, programme de privatisations généralisées y compris pour la santé et l’éducation, vente du patrimoine, etc.
En analysant les textes européens, on évite l’erreur de croire que les pays cités sont l’objet d’un traitement d’exception justifié (?) par leur état d’endettement. La France, 5ème puissance mondiale et 2ème d’Europe, est par vocation la cible centrale de la « réforme » par rapport à la « périphérie » sus mentionnée. Il est peu connu qu’il existe à la Commission Européenne un train permanent de « recommandations spécifiques concernant la France », dont l’objectif final est de même nature que celui imparti à la Grèce ou au Portugal. C’est une illusion d’optique ou un manque de discernement de penser que « l’exception française » sera préservée. La seule différence avec les autres cas est que sa destruction programmée, conforme aux exigences européennes, est une tâche lourde et complexe qui devrait nécessiter encore une décennie de travail.
Deux déclarations intéressantes illustrent et symbolisent clairement le sens et le contenu de la « réforme » en Europe. La première, très connue, est celle du responsable de la stratégie du principal syndicat patronal français en 2007 : « il faut méthodiquement démonter le programme du Conseil National de la Résistance » (CNR, 1944).NB : nationalisations, économie mixte, protection sociale collective, indépendance nationale. La deuxième est l’annonce triomphaliste de nouveau président de la BCE, membre de l’état-major de la Troïka, fin 2011 : « le modèle social européen est fini » (sic).
Lorsqu’on examine en finalité la substance de cette « réforme » rapportée à l’évolution historique interne des pays d’Europe, il ressort à l’évidence que la dite « réforme » est une réaction s’inscrivant dans un processus involutif de contre-révolution orienté vers le passé. Si l’exemple de la Grèce, en voie de tiers-mondisation selon tous rapports indépendants, en est la figure extrême, il n’en reste pas moins que l’objectif de la « réforme » est le retour à une sorte d’état de nature « libéral » antérieur à tous les progrès collectifs accomplis en Europe, et en particulier dans la deuxième moitié du XXème siècle. Au regard de la valeur axiologique du mot réforme, son instrumentalisation par les organes dirigeants de l’Union Européenne » est donc clairement un acte d’inversion, de subversion, voire de corruption du sens.
LA COMPÉTITIVITÉ
Dans le jargon économique, ce mot a un sens positif fort. Il exprime l’initiative, l’innovation, l’optimisation du rapport coût / résultat, l’avantage différentiel. Il a pour effet de marginaliser ou de culpabiliser celui qui n’y souscrirait pas.
Antérieurement peu usité par l’Union Européenne, il restait confiné dans le clair-obscur de textes peu intelligibles à l’entendement public, tel ce document intitulé « l’agenda de Lisbonne » de l’an 2000 promettant de parvenir en 2010 à « l’économie de la connaissance plus compétitive du monde » – texte resté sans suite identifiable.
Devenu depuis la crise outil de propagande, le mot compétitivité est régulièrement accouplé à celui de réforme, celle-ci consistant entre autres, à devenir « compétitif ».C’est donc un mot pivot dans la novlangue européenne qui concourt à l’inversion de culpabilité de la finance aux Etats dans la crise systémique de l’Europe. La non compétitivité est ainsi proclamée cause de cette crise, et la compétitivité sa solution, laquelle implique la « réforme ». CQFD.
En dépit de sa répétition incantatoire, le mot compétitivité est lui aussi utilisé avec une rétention de contenu par la fabrique du langage européen, ce joint-venture qui associe la Commission Européenne, la BCE, le FMI, et le gouvernement allemand. Cet aréopage s’abstient d’en préciser publiquement les modalités. Il lui importe d’abord que l’exigence de compétitivité lui permette de distinguer un camp de bons d’une catégorie de mauvais, et donc d’ériger les uns en modèles et les autres en coupables réfractaires à la « réforme ».Mais sur le fond et en réalité, il apparaît que l’Union Européenne n’a pas encore produit une conception globale de la compétitivité surpassant celle que prescrirait dans chaque pays son intérêt national. Elle récuse au contraire l’usage du seul instrument à sa disposition immédiate pour améliorer la compétitivité-export de la zone, à savoir la baisse du taux de change de l’Euro volontairement surévalué sur exigence allemande.
Psalmodiée par les organes européens, la compétitivité est un donc un mot qui sonne plutôt creux, un mot en suspension sans activation, comme un corps astral sans gravité. Cependant, cette apparence de vide n’est elle-même qu’un trompe-l’œil, car le Comité Central qui dirige l’Europe possède par devers lui une définition précise et univoque de la compétitivité : c’est la baisse généralisée des salaires à propager dans la zone. Cette baisse est au demeurant exigée par le consortium des multinationales qui oriente et formate les politiques européennes depuis plus de trois décennies, et dont l’existence, sous le nom initial de « table ronde », a été récemment démontrée (début 2013), par une enquête documentée.( cf. canal de TV ARTE)
Les économistes distinguent la compétitivité-coûts et celle hors coûts. La première est imposée à une série de pays dont l’Union Européenne vante l’exemplarité en termes de rigueur et de réformes, avec un taux de baisse des salaires (publics et privés) allant jusqu’à 50% en Grèce. L’Irlande, le Portugal, la Roumanie, l’Espagne, la Lettonie se situent à des étapes intermédiaires d’une moyenne optimale que des experts patentés évaluent à 30% selon les pays et leur aptitude à supporter ce choc.
La compétitivité hors coûts, quant à elle, n’est pas à la portée d’une quelconque conception ou politique de la Commission Européenne, puisqu’elle est un amalgame complexe, et strictement national, du niveau d’instruction / formation, d’action de la puissance publique, du capital technologique, d’intelligence stratégique, et du génie propre à chaque nation. Le Portugal ne peut avoir la compétitivité de l’Italie, pas plus que la Roumanie celle de l’Autriche, etc. Chaque nation possédant les ressorts spécifiques de sa propre compétitivité, son égalisation sur un standard unique, abstrait et forcé ne saurait être qu’un projet absurde. L’absurdité de cette visée ne resterait cependant que théorique si le système européen n’était en lui-même, par sa rigidité et son uniformité, un frein à la compétitivité.
S’il est évident que la globalisation impose par réalisme de nouveaux efforts de compétitivité à l’Europe, ils ne sauraient être fondés sur un effondrement des salaires (déflation) qui conduit à la ruine de l’économie. Mais d’autre part, la recherche de tels efforts est rendue impraticable par le carcan auto-bloquant qui emprisonne les nations d’Europe. D’un côté, les actes essentiels d’un Etat souverain en termes monétaire, budgétaire, industriel, douanier, sont prohibés par les traités et directives de l’Union Européenne ; de l’autre, les organes européens se montrent incapables de leur substituer une politique commune et équilibrée de compétitivité autre que la déflation salariale. Enfin, l’Euro est par lui-même- sujet collatéral – un facteur d’anémie d’une compétitivité nationale spécifique, comme celle du secteur touristique grec, ou de l’automobile française.
Dans cet état d’expectative et de paralysie, on constate que la « compétitivité » vantée des bas salaires est-européens, asiatiques et autres amplifie la délocalisation des activités et des initiatives à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe, enchaînant des conséquences ultimes imprévisibles, hors contrôle, et elles-mêmes destructrices de compétitivité.
Devant cet usage frivole et manipulatoire du thème de la compétitivité, il apparaît que les organes européens ne sont pas qualifiés pour en discourir, ni en traiter.
LES INVESTISSEURS
Dans l’apprentissage des rudiments de la science économique, le concept d’investissement avait dans le passé de l’Europe un sens extrêmement valorisant quelles qu’aient été les écoles de pensée. Investissement signifiait : initiative, affectation de ressources, association du capital et du travail, constructions d’usines, création d’entreprises, achat de machines, recherche-développement, installation d’infrastructures, formation professionnelle, etc.
La résultante globale de toutes ces catégories d’investissement était voulue et interprétée comme le progrès économique et social par : la valeur ajoutée, l’augmentation de la production, la création d’emplois, la hausse des salaires grâce aux économies d’échelle, la fertilisation croisée des innovations, l’augmentation du PIB national, etc.
Dans le vaste processus de financiarisation de l’économie en cours depuis les années 1980, le sens du mot investissement a été usurpé et dénaturé par la nouvelle oligarchie qui domine l’Europe et ses réseaux médiatiques. D’origine anglo-saxonne (investment), la définition subvertie de l’investissement a balayé son sens originel pour le reléguer à l’arrière-plan des valeurs officielles de l’Union Européenne. Investir signifie d’abord aujourd’hui acheter (ou vendre à découvert) des titre boursiers pour les revendre (ou les racheter) avec un bénéfice dénommé improprement plus value puisque très souvent déconnecté du résultat économique réel. Dans l’échelle de la réussite et du succès, priorité est donnée à l’activisme boursier et à la « performance » (sic) des titres sur le travail qui produit ce résultat. Ce phénomène massifié traduit une subversion du sens et une infection de l’esprit public jamais observée en Europe en dehors de la période éphémère des régimes totalitaires.
Sont indistinctement gratifiés du titre d’investisseurs les particuliers boursicoteurs, les bancassurances qui spéculent, les mafias en quête de respectabilité, les fonds spéculatifs des paradis fiscaux, les blanchisseurs d’argent sale, etc. Dans cette masse anonyme, l’investisseur réel qui entreprend, construit et développe, est noyé en tant que référence. Supplantant le concept de plus-value économique, (la valeur ajoutée des entreprises), la plus-value pour l’actionnaire-investisseur (share holder value) a notamment pour effet de gonfler des bulles spéculatives promises à éclater et se reformer indéfiniment en rongeant l’économie réelle comme le démontre la crise en Europe. On observe dans ce cadre que « l’investisseur » n’est fréquemment qu’un parasite ou un destructeur.
La légitimation officialisée par l’Union Européenne de l’investissement au sens financier est de favoriser la mobilité et la fluidité du capital au profit de l’économie, ce qui reste largement une imposture, puisque la priorité de « l’investisseur » est d’abord ce qu’il appelle la plus-value du titre, et non pas la rentabilité de l’entreprise. Dérégulée et libérée de tout contrôle, la finance dite d’investissement s’est au contraire organisée en sphère indépendante capable de s’auto reproduire dans sa fonctionnalité parasitaire. Lorsqu’ils interviennent dans l’économie réelle, les « investisseurs », ici les financiers, se muent en prédateurs d’entreprises. Racheter des sociétés pour les « restructurer » (i.e. licencier des effectifs), rafler le bénéfice à court terme qui en résulte, revendre sur la foi d’une capacité bénéficiaire fictive, ou organiser une faillite frauduleuse par détournement d’actifs, est, outre la spéculation, une activité courante des « investisseurs » contre laquelle la loi n’a cessé de s’affaiblir.
Dans l’Union Européenne, les « investisseurs » sont élevés au rang d’une catégorie sacralisée à laquelle il est fait constamment référence et révérence. Ils sont l’avant-garde de l’Europe, l’équivalent du Parti Communiste comme avant-garde de la société soviétique. Cette sacralisation atteint un stade paroxystique depuis que la création de l’Euro a interdit aux pays de la zone de se financer par leur monnaie nationale auprès de leurs banques centrales. Les « investisseurs » sont érigés maintenant en juges et maîtres de la politique des Etats européens qui ont obligation de « gagner leur confiance », de les « rassurer », de les « contenter » pour obtenir de leur bienveillance les financements dont ils ont besoin. Un « spread » (surcoût) est infligé à leur gré par les « investisseurs » aux Etats réfractaires à la « réforme », couronnant la subordination du pouvoir politique à la finance en Europe.
Par delà cet état de fait porté à la lumière grâce à la crise européenne (effet positif de l’état négatif), un des grands succès des maîtres de l’Europe est d’avoir tordu et inversé le sens de la valeur de l’investissement dans la conscience individuelle et collective. La meilleure illustration de cette inversion inoculée à l’esprit public est le mode d’affichage de l’endettement des Etats. Les emprunts qu’ils font sont systématiquement notés sous l’angle de leur rendement pour les « investisseurs », et JAMAIS sous l’angle de leur coût pour la collectivité publique. Priorité est donc donnée par l’Union Européenne à l’intérêt de « l’investisseur » sur l’intérêt national ou général qui ne bénéficie d’aucune considération. La perversion du sens a produit ici un effet destructeur dans l’échelle des valeurs historiques de la société européenne.
LA FLEXISÉCURITÉ
Cette expression associant deux notions sans lien de sens, voire antinomiques, est originaire du Danemark. La Commission Européenne s’en est emparée depuis 2010 pour en faire un thème de propagande et de pression. La flexisécurité de conception danoise est un modèle sui generis adapté aux conditions de son pays d’origine, de même qu’à ses voisins scandinaves. La Commission ayant annoncé sa volonté de le propager dans toute l’Europe, la question est de savoir s’il est exportable, et ce qu’il recouvre en réalité dans ses premières applications ailleurs qu’au Danemark : Grèce, Portugal, Espagne en particulier, parmi les pays ayant eu jusqu’en 2010 un régime socioéconomique similaire.
Au Danemark, la flexisécurité est le système qui autorise des licenciements individuels et collectifs sans délai ni contrainte, fournit une formation-réinsertion de bon niveau, et procure un nouvel emploi au salarié licencié. Ce système fonctionne correctement dans un pays de petite taille (5 millions d’habitants), socialement intégré avec peu d’écarts de revenus, les salaires élevés d’une économie spécialisée dans un petit nombre d’activités à forte valeur ajoutée, vouée à l’import-export, et permettant une fiscalité lourde nécessaire au financement des dépenses publiques.
Ce système semblant en théorie optimal, la 2ème question est de savoir si la Commission Européenne croit réellement à son applicabilité générale en Europe, ou si elle s’en sert comme leurre dans son combat contre les régimes relevant encore du « modèle social européen » construit après 1945.
La théorie de la flexisécurité soulève une 3ème question : celle du dosage entre flexibilité et sécurité. Le concept étant lui-même flexible, il peut y avoir une flexibilité extrême avec une sécurité faible, l’inverse ayant peu de sens par rapport à l’objectif visé qui est une priorité économique de la flexibilité sur la contrainte sociale qui est la sécurité.
Trois pays de l’ Union Européenne sont aujourd’hui dirigés par une commission dictatoriale externe commandant leurs gouvernements : Grèce, Portugal, Irlande, auxquels se rajoutera Chypre en 2013. Un 4ème, l’Espagne, parvient encore à éviter l’administration directe de cette commission ( la Troïka) en anticipant toutes ses exigences. Qui connaît la base idéologique et programmatique des trois organes la composant (Commission Européenne, BCE, FMI), sait que les considérations dites sociales et le sort des chômeurs n’y ont strictement aucune place.
Deux examens permettent de démasquer la vacuité et la fiction du concept formellement séduisant de flexisécurité : sa confrontation avec la réalité de terrain, et sa contradiction interne avec les objectifs de « réformes » et de compétitivité. Dans les quatre pays dirigés ou sous pression de la Troïka, le dosage est à l’avantage quasi intégral de la flexibilité. Concrètement, le droit de licencier sans motif ni délai a été inscrit dans la loi, allant jusqu’à inclure la fonction publique statutaire en Grèce et bientôt au Portugal (cf. la réforme du « statut de l’Etat » en cours). De l’autre côté, la sécurité est vidée de substance par une réduction à minima des montant/durée de l’assurance-chômage à cotisation majorée, le contournement/démantèlement des conventions collectives corrélé à la neutralisation des pouvoirs syndicaux, le tout sur fond de dislocation du droit du travail.
Pour illustrer l’inanité de la sécurité comme contrepartie de la flexibilité, la statistique officielle du chômage (à l’heure du texte) est de 27% en Grèce et en Espagne, 17% au Portugal, 15% en Irlande. Ces volumes, impossibles à maîtriser tant en indemnisation qu’en réinsertion sans explosion des déficits publics eux-mêmes interdits, sont prometteurs d’une implosion économique et sociale qui répond à « la stratégie du choc » (NB : voir ce concept) appliquée par la Troïka pour faire table rase du passé dans les pays les plus vulnérables.
Sur un plan général, au-delà du leurre des mots et de la réalité des chiffres, la logique est que le modèle scandinave n’est pas exportable dans un quelconque pays de l’Union Européenne où la faible capacité de la dépense publique et les bas salaires ne permettent pas (ou plus) de financer, par les prélèvements, la sécurité supposée recherchée. Dans cette même logique, il est clair d’autre part que la flexisécurité est en contradiction avec l’exigence de « réforme » et de compétitivité. Or celle-ci correspond à la politique de « déflation compétitive » conçue en parallèle par la Commission Européenne et la Troïka, qui implique une baisse des coûts salariaux et des dépenses publiques. La flexisécurité n’a donc pas de viabilité dans le processus de récession et de chômage de masse que favorise une telle politique.
Dans la novlangue européenne, la partie flexibilité de la flexisécurité est également raccordée à la locution magnifiante « libéralisation-du-marché-du-travail » (contre sa « rigidité »).C’est dans ce cadre que transparaît l’optimisation maximale de la flexibilité, non réalisée mais tendancielle : faire du marché du travail européanisé l’équivalent d’un marché de matières et fournitures, à savoir des salariés gérés en consommables, achetables et jetables à flux tendus avec zéro stock.
LA SOUVERAINETE PARTAGÉE
Cette locution récente ne figure pas encore dans un texte européen accessible. Elle est apparue en déclarations orales à la suite du sommet des 27 membres de l’Union Européenne en juin 2012. Sa diffusion devrait vraisemblablement commencer après les élections législatives allemandes qui se tiendront en septembre 2013, en vue de préparer la révision des traités (ou leur refonte dans un nouveau traité) que l’Allemagne a déjà publiquement exigée.
S’il est probable que cette locution ne soit pas reproduite telle quelle dans 24 pays de l’Union Européenne, il est certain qu’elle sera retenue dans ceux d’expression française (France, Belgique, Luxembourg) lorsque sera engagée la campagne médiatique pour la ratification du nouveau traité, prévisible vers 2015.
La « souveraineté partagée » possède tout pour plaire : aux amateurs du beau langage, aux adeptes d’un harmonie de concepts différents, aux juristes friands d’innovation. Elle associe pourtant deux notions sans aucun lien de sens, et le moindre réflexe juridique suggère qu’il s’agit d’un oxymore. L’inventivité de cette expression est néanmoins forte, car chacun de ses termes a une connotation positive en dépit de leur association bancale.
La souveraineté étant un principe essentiel de droit public, il convient de démonter l’absurdité de la « souveraineté partagée ».Trois textes fondateurs sont à rappeler en préambule :
- article 3 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps ni individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ».
- Constitution française de 1791 : « la souveraineté est une, indivisible, inaliénable ; elle appartient à la nation »
- article 3 de la constitution française de 1958 en vigueur : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».
Nombre de constitutions dans le monde et en Europe étant calquées sur cette claire loi d’airain qui fonde le droit public et la démocratie, la « souveraineté partagée » sortie des cerveaux labyrinthiques de l’Union Européenne est un monstre juridique, un alien dédoublé en ectoplasme politique. Son habileté est néanmoins d’en faire un amalgame avec le fédéralisme. Souveraineté partagée = Europe fédérale, ce qui est imposture puisque n’importe quel constitutionnaliste démontrerait que le fédéralisme (par exemple américain ou russe) n’est en aucun cas un partage de souveraineté. D’autre part, le socle de la démocratie étant la souveraineté, la souveraineté partagée impliquerait la démocratie partagée : une aberration.
Mais au-delà de cette subversion du sens, la nature de la souveraineté est qu’elle ne peut être partagée, faute de cesser d’exister, ce qu’aucun juriste de la Commission Européenne ne peut ignorer. Se greffe à cette contradiction non surmontable une manipulation rhétorique : d’abord laisser entendre que la souveraineté à partager est encore intacte, ce qui, dans l’Union Européenne, est un déni de réalité ; ensuite induire de son partage une notion d’équité qui le rendrait donc équilibré, ce qui juridiquement et matériellement n’a aucun sens.
La « souveraineté partagée » doit être rapprochée de la « souveraineté limitée » inventée jadis par l’URSS (Leonid Brejnev, 1er secrétaire du Comité Central du PC) pour établir son droit d’intervention militaire dans les pays du bloc soviétique en rébellion. Leur caractère commun est la perte préalable de souveraineté, avant qu’elle ne soit à « partager » ou à « limiter », traduisant une similitude de conception entre l’Union Soviétique et l’Union Européenne.
LE POPULISME
Dans le langage européiste et sa déclinaison médiatique, ce mot est apparu en 2005 après le vote négatif des peuples français, néerlandais et irlandais aux référendums sur le « traité constitutionnel » qui devait entériner une phase décisive de la perte de souveraineté des pays d’Europe.
L’incrimination de « populisme » joue, comme la « réforme », un rôle essentiel dans le dispositif de contrôle idéologique et politique de l’Union Européenne. Il y remplit une fonction sécuritaire consistant à détecter, traquer, dénoncer, et neutraliser les déviations et les menaces fragilisant le nouvel ordre européen et son orthodoxie. Il est le gardien de la « réforme », du respect dû aux « investisseurs », etc. Il veille au verrouillage du sens inversé ou subverti des mots qui balisent la rhétorique européiste.
Au dictionnaire, le populisme est « l’attitude qui vise à satisfaire les revendications immédiates du peuple sans objectif à long terme », une définition sans jugement de valeur, ni norme entre ce qui serait négatif à court terme et positif à long terme. L’emploi du mot populisme par les organes européens et leurs répétiteurs n’a aucun rapport avec cette définition.
La force de ce mot est d’être une plate-forme multidirectionnelle qui permet de mettre en cause un très large éventail, d’idées, d’attitudes et d’actes, sans limitation de registre ou restriction de niveau. Le vote majoritaire négatif de 3 pays totalisant 85 millions d’habitants aux référendums de 2005 a ainsi été accusé de populisme. Mais sont aussi taxés de populisme par les directeurs de conscience européens : le patriotisme économique, les hausses de salaires, le contrôle des flux migratoires, la protection douanière, l’indépendance monétaire,la taxation des milliardaires, la défense de la souveraineté, la punition du gangstérisme financier, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc. En Grèce, Espagne, Italie, au Portugal, les grèves générales et protestations de masse, les votes non conformes, sont populistes. L’interdiction de facto des référendums depuis la tentative avortée de la Grèce fin 2011 a traduit ouvertement le refus d’une « dérive populiste ».
A l’inverse, la faiblesse de l’accusation de populisme est son vide argumentaire ; elle ne procède que par dénonciation d’atteinte à l’ordre moral, mental et politique, intouchable et intangible, qui régit l’Union Européenne. Mais l’usage du mot procède lui-même d’une subversion du sens par rapport à sa définition lexicale : il n’en respecte pas la temporalité inhérente, c’est-à-dire la distinction entre l’immédiateté d’une revendication, et celle qui, non immédiate, échapperait à cette définition. Ainsi la quasi-totalité des thèmes dénoncés par l’accusation de populisme n’a aucune capacité d’exécution à court terme parce qu’ils relèvent de changements fondamentaux de structure et d’orientation de l’Union Européenne.
L’incrimination de populisme est donc un acte terroriste qui vise à intimider et menacer préventivement, avant même d’en traduire la manifestation devant l’inquisition des idées et des comportements installée dans l’Union Européenne par ses institutions, ses réseaux médiatiques et ses cercles d’intellectuels en service commandé.
En conclusion, la langue de bois ou novlangue européenne présente des concepts et des mots qui, pris séparément, et détachés de la réalité de leur contexte, sont acceptables et facialement valorisants. C’est l’articulation entre eux qui forme un outil stratégique de manipulation et de formatage de l’opinion, et révèle, dans le cadre idéologique imparti à l’Union Européenne, la subversion de leur sens.
Cependant, dans l’histoire contemporaine où le discours est un vecteur de l’action collective, une langue déformant la réalité n’est jamais autonome, ni innocente. Elle est, sémiologiquement, signe d’une dégradation. Le langage soviétique a commencé à se couper de la réalité dans les années 1970-1980, le langage nazi à partir de 1943 (défaite de Stalingrad), signes annonciateurs de la chute qu’ils avaient pour fonction d’occulter.
Dans l’atmosphère crépusculaire qui a commencé de couvrir l’Europe, la novlangue en usage pourrait annoncer les prémices d’un processus de fossilisation et de décrépitude de l’ensemble qu’elle prétend contrôler.
*Michel Ruch est diplômé des Sciences Politiques Strasbourg et de l’Institut des Hautes Études Européennes, a publié « L’Empire Attaque : Essai sur Le système de domination Américain » aux éditions Amalthée et réside partiellement au Portugal.
La langue officielle de l’URSS, véritable langue parallèle à la langue courante russe (dupliquée dans les Etats satellites polonais, tchèque, bulgare, etc) n’était pas la novlangue, mais s’en approchait par une torsion constante du sens initial des mots, eux-mêmes articulés dans un discours stéréotypé qu’on appela la langue de bois.
D’un point de vue sémantique, la langue de bois est un état intermédiaire entre la langue réelle (de vérité) et la novlangue. Mais aussi bien la novlangue apparaît loufoque et caricaturalement mensongère, la langue de bois est plus difficile à détecter, parce qu’elliptique et insidieuse dans sa forme discursive. Sa tonalité raisonnable peut tromper de bonne foi sur le sens des mots. D’essence manipulatoire, elle est un instrument de formatage des opinions, et donc d’action politique. Les principaux « trucs » de la langue de bois sont : le flou délibéré, le faux-semblant, l’affirmation ou la négation par amalgame, le lissage des aspérités, le postulat sans fondement (pléonasme), l’édulcoration lénifiante, l’inflexion du sens jusqu’à son inversion, l’éviction du vocabulaire non orthodoxe.
Ce rappel n’aurait toutefois qu’un intérêt théorique si on sous estimait la force et l’impact des mots dans une région aussi instruite et civilisée que l’Europe. S’il est en France un travers national qui est souvent de « se payer de mots », voire faire du mot un acte se suffisant à lui-même, il en est tout autrement aux échelons de direction de l’Union Européenne, où sont bien comprises et utilisées les ressources du langage à but de manipulation. Il est patent que les dirigeants européens pratiquent avec dextérité une langue de bois parsemée d’écarts en novlangue, c’est-à-dire de contradictions du sens par la réalité. On observe par exemple que la rhétorique européiste fait un usage intensif des mots « stabilisation » et « stabilité » (de la zone Euro) dans un contexte d’ instabilité endogène produite par la dérégulation instituée de la finance et de l’économie ; ou le couplage automatisé des mots « stabilité-et-croissance » dans un contexte de dégradation et de récession ; ou l’expression absurde de « croissance négative » pour éviter le mot « récession » ; ou le stéréotype « politiques-de-convergence » en pleine divergence des économies en Europe.
Par delà ces contre emplois, il est évident que la langue de bois de l’Union Européenne joue un rôle essentiel comme vecteur d’éradication des idées qui ont prévalu en Europe depuis 1945, en déstabilisant les fondements de leur raison critique. C’est à ce titre que le langage de l’Union Européenne, sa langue de bois et ses effluves de novlangue participent objectivement d’une entreprise de subversion, celle du sens comme support de transformation.
En dépit de l’indigence intellectuelle de l’idéologie qui régit l’Union Européenne, la capacité subversive de son langage est réelle grâce en particulier à une sélection de mots de sens fort constamment martelés. La subversion étant (dictionnaire) « l’action visant à saper les valeurs et les institutions établies », ce sont bien les principes fondateurs de la civilisation européenne qui sont aujourd’hui l’objet d’un travail de sape, à savoir : le droit à la souveraineté, la liberté des nations, les devoirs de l’intérêt national et général, l’équité comme condition d’équilibre de la société, la recherche du progrès collectif.
Dans ce cadre d’analyse, cinq mots ou locutions ont été choisis qui délimitent la clôture du camp idéologique de l’Union Européenne. Un sixième a été retenu en tant que vigie exerçant une fonction de police des idées à l’intérieur de ce camp.
LA RÉFORME
Ce terme porte en lui une des plus fortes puissance et résonance du sens dans l’intellect européen et occidental. Exprimant à l’origine l’essence du protestantisme de Luther et Calvin, il brisa l’immobilité dogmatique de l’église catholique en introduisant la notion de libre arbitre.
Il ouvrit la voie au processus de sécularisation de la religion par l’exercice de la raison critique, de la réflexion distanciée, et de la mobilité intellectuelle qui annonça la Renaissance, puis le Siècle des lumières. Au-delà du contenu religieux du protestantisme, l’esprit et le principe de la réforme ont investi durablement le champ politique en prenant le statut d’intermédiaire et de compromis entre le conservatisme et la révolution. La réforme est un processus vers l’avant, excluant le retour en arrière, qui serait « la contre-réforme ». Il est donc difficile pour quiconque de se situer l’écart ou contre la réforme, qui jouit d’un présupposé d’appartenance au cercle de la raison et du progrès.
Dans le discours officiel de l’Union Européenne, le mot réforme a surgi en 2010 lors du déclenchement de la vaste opération de transfert de culpabilité de la finance aux Etats dans la crise de l’Europe. Non achevé, son déroulement se projette à moyen terme, et « la réforme » est un des mots-clé qui permet son interprétation globale.
Il est toujours utile de rappeler que la conception stratégique de cette opération relève d’un schéma d’école de guerre appliqué avec une maîtrise quasi militaire : évitement, contournement, contre-offensive, encerclement, démoralisation, culpabilisation, reddition. L’évitement est la récusation de toute responsabilité du système européen, par sa nature et sa structure, dans la crise ; le contournement est le choix d’un autre terrain d’opération que le domaine bancaire et financier ; la contre-attaque est la mise en cause de non responsables désignés comme coupables, c’est-à-dire les Etats déclarés laxistes et surendettés ; l’encerclement porte sur un nombre déterminé de cibles : Grèce, Portugal, Espagne, Italie, France (…) ; la démoralisation place ces pays sur la défensive ; leur culpabilisation a pour but de rendre stupide et délictuel leur incapacité ou refus de se « réformer » ; enfin la reddition est la perte totale de souveraineté de pays passés sous tutelle directe de la « Troïka » : Grèce (2010), Portugal, (2011), Chypre ( 2013).
Le mot réforme est la clé de voûte du dispositif de coercition et de contrôle sémantique, idéologique et politique mis en force par l’état-major inter armes que forment la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne (BCE), le Fonds Monétaire International (FMI), et auxquels s’est intégré le gouvernement allemand. En comparaison militaire, le mot réforme correspond à la tenue de la position verrou qui domine le champ visuel et permet de dissuader les velléités d’attaque. En d’autres termes, la capture (par défaut) du thème de la réforme et le monopole de sa définition par cet état-major sont un gain stratégique qui oblige chaque individu, groupe ou pays à se déterminer en fonction. Etre contre « la réforme » est soit borné et rétrograde (conserver), soit excité et irresponsable (contester), les deux catégories étant amalgamées pour désigner, en vrac et dans le même sac, les souverainistes, les keynésiens, les patriotes, les socialistes, les protectionnistes, les antilibéraux. Ce type d’amalgame discriminant est identique à celui que pratiquait l’Union Soviétique en jetant pêle-mêle dans l’opprobre les réactionnaires, les cosmopolites bourgeois, les néo-trotskystes, les renégats révisionnistes, etc.
Considérant le monopole du contenu de la « réforme » détenu par l’aréopage sus évoqué, il est interdit qu’il puisse y avoir une voie française, hongroise, portugaise, ou autre, de la réforme qui répondrait à des conditions nationales. Cependant, par prudence tactique devant les opinions publiques, l’Union Européenne s’abstient de diffuser le cahier des charges de ce qu’elle entend par « réforme », et qui reprendrait la liste des mesures à engager. Ses principes se retrouvent par contre dans les traités, de même que leur application dans les directives et règlements qui sont des textes peu compréhensibles au public, ou hermétiques. Pour y voir clair, il faut une combinaison de lectures, d’écoute des déclarations officielles, et d’examen du terrain.
La figure aboutie de la « réforme », en 2013, est incontestablement la Grèce, suivie de près par le Portugal et l’Espagne où le processus se poursuit. Dans ces pays, il y a : baisse massive des salaires, pensions, indemnisations de santé et de chômage, hausse massive des impôts et taxes, démantèlement du droit du travail, programme de privatisations généralisées y compris pour la santé et l’éducation, vente du patrimoine, etc.
En analysant les textes européens, on évite l’erreur de croire que les pays cités sont l’objet d’un traitement d’exception justifié (?) par leur état d’endettement. La France, 5ème puissance mondiale et 2ème d’Europe, est par vocation la cible centrale de la « réforme » par rapport à la « périphérie » sus mentionnée. Il est peu connu qu’il existe à la Commission Européenne un train permanent de « recommandations spécifiques concernant la France », dont l’objectif final est de même nature que celui imparti à la Grèce ou au Portugal. C’est une illusion d’optique ou un manque de discernement de penser que « l’exception française » sera préservée. La seule différence avec les autres cas est que sa destruction programmée, conforme aux exigences européennes, est une tâche lourde et complexe qui devrait nécessiter encore une décennie de travail.
Deux déclarations intéressantes illustrent et symbolisent clairement le sens et le contenu de la « réforme » en Europe. La première, très connue, est celle du responsable de la stratégie du principal syndicat patronal français en 2007 : « il faut méthodiquement démonter le programme du Conseil National de la Résistance » (CNR, 1944).NB : nationalisations, économie mixte, protection sociale collective, indépendance nationale. La deuxième est l’annonce triomphaliste de nouveau président de la BCE, membre de l’état-major de la Troïka, fin 2011 : « le modèle social européen est fini » (sic).
Lorsqu’on examine en finalité la substance de cette « réforme » rapportée à l’évolution historique interne des pays d’Europe, il ressort à l’évidence que la dite « réforme » est une réaction s’inscrivant dans un processus involutif de contre-révolution orienté vers le passé. Si l’exemple de la Grèce, en voie de tiers-mondisation selon tous rapports indépendants, en est la figure extrême, il n’en reste pas moins que l’objectif de la « réforme » est le retour à une sorte d’état de nature « libéral » antérieur à tous les progrès collectifs accomplis en Europe, et en particulier dans la deuxième moitié du XXème siècle. Au regard de la valeur axiologique du mot réforme, son instrumentalisation par les organes dirigeants de l’Union Européenne » est donc clairement un acte d’inversion, de subversion, voire de corruption du sens.
LA COMPÉTITIVITÉ
Dans le jargon économique, ce mot a un sens positif fort. Il exprime l’initiative, l’innovation, l’optimisation du rapport coût / résultat, l’avantage différentiel. Il a pour effet de marginaliser ou de culpabiliser celui qui n’y souscrirait pas.
Antérieurement peu usité par l’Union Européenne, il restait confiné dans le clair-obscur de textes peu intelligibles à l’entendement public, tel ce document intitulé « l’agenda de Lisbonne » de l’an 2000 promettant de parvenir en 2010 à « l’économie de la connaissance plus compétitive du monde » – texte resté sans suite identifiable.
Devenu depuis la crise outil de propagande, le mot compétitivité est régulièrement accouplé à celui de réforme, celle-ci consistant entre autres, à devenir « compétitif ».C’est donc un mot pivot dans la novlangue européenne qui concourt à l’inversion de culpabilité de la finance aux Etats dans la crise systémique de l’Europe. La non compétitivité est ainsi proclamée cause de cette crise, et la compétitivité sa solution, laquelle implique la « réforme ». CQFD.
En dépit de sa répétition incantatoire, le mot compétitivité est lui aussi utilisé avec une rétention de contenu par la fabrique du langage européen, ce joint-venture qui associe la Commission Européenne, la BCE, le FMI, et le gouvernement allemand. Cet aréopage s’abstient d’en préciser publiquement les modalités. Il lui importe d’abord que l’exigence de compétitivité lui permette de distinguer un camp de bons d’une catégorie de mauvais, et donc d’ériger les uns en modèles et les autres en coupables réfractaires à la « réforme ».Mais sur le fond et en réalité, il apparaît que l’Union Européenne n’a pas encore produit une conception globale de la compétitivité surpassant celle que prescrirait dans chaque pays son intérêt national. Elle récuse au contraire l’usage du seul instrument à sa disposition immédiate pour améliorer la compétitivité-export de la zone, à savoir la baisse du taux de change de l’Euro volontairement surévalué sur exigence allemande.
Psalmodiée par les organes européens, la compétitivité est un donc un mot qui sonne plutôt creux, un mot en suspension sans activation, comme un corps astral sans gravité. Cependant, cette apparence de vide n’est elle-même qu’un trompe-l’œil, car le Comité Central qui dirige l’Europe possède par devers lui une définition précise et univoque de la compétitivité : c’est la baisse généralisée des salaires à propager dans la zone. Cette baisse est au demeurant exigée par le consortium des multinationales qui oriente et formate les politiques européennes depuis plus de trois décennies, et dont l’existence, sous le nom initial de « table ronde », a été récemment démontrée (début 2013), par une enquête documentée.( cf. canal de TV ARTE)
Les économistes distinguent la compétitivité-coûts et celle hors coûts. La première est imposée à une série de pays dont l’Union Européenne vante l’exemplarité en termes de rigueur et de réformes, avec un taux de baisse des salaires (publics et privés) allant jusqu’à 50% en Grèce. L’Irlande, le Portugal, la Roumanie, l’Espagne, la Lettonie se situent à des étapes intermédiaires d’une moyenne optimale que des experts patentés évaluent à 30% selon les pays et leur aptitude à supporter ce choc.
La compétitivité hors coûts, quant à elle, n’est pas à la portée d’une quelconque conception ou politique de la Commission Européenne, puisqu’elle est un amalgame complexe, et strictement national, du niveau d’instruction / formation, d’action de la puissance publique, du capital technologique, d’intelligence stratégique, et du génie propre à chaque nation. Le Portugal ne peut avoir la compétitivité de l’Italie, pas plus que la Roumanie celle de l’Autriche, etc. Chaque nation possédant les ressorts spécifiques de sa propre compétitivité, son égalisation sur un standard unique, abstrait et forcé ne saurait être qu’un projet absurde. L’absurdité de cette visée ne resterait cependant que théorique si le système européen n’était en lui-même, par sa rigidité et son uniformité, un frein à la compétitivité.
S’il est évident que la globalisation impose par réalisme de nouveaux efforts de compétitivité à l’Europe, ils ne sauraient être fondés sur un effondrement des salaires (déflation) qui conduit à la ruine de l’économie. Mais d’autre part, la recherche de tels efforts est rendue impraticable par le carcan auto-bloquant qui emprisonne les nations d’Europe. D’un côté, les actes essentiels d’un Etat souverain en termes monétaire, budgétaire, industriel, douanier, sont prohibés par les traités et directives de l’Union Européenne ; de l’autre, les organes européens se montrent incapables de leur substituer une politique commune et équilibrée de compétitivité autre que la déflation salariale. Enfin, l’Euro est par lui-même- sujet collatéral – un facteur d’anémie d’une compétitivité nationale spécifique, comme celle du secteur touristique grec, ou de l’automobile française.
Dans cet état d’expectative et de paralysie, on constate que la « compétitivité » vantée des bas salaires est-européens, asiatiques et autres amplifie la délocalisation des activités et des initiatives à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe, enchaînant des conséquences ultimes imprévisibles, hors contrôle, et elles-mêmes destructrices de compétitivité.
Devant cet usage frivole et manipulatoire du thème de la compétitivité, il apparaît que les organes européens ne sont pas qualifiés pour en discourir, ni en traiter.
LES INVESTISSEURS
Dans l’apprentissage des rudiments de la science économique, le concept d’investissement avait dans le passé de l’Europe un sens extrêmement valorisant quelles qu’aient été les écoles de pensée. Investissement signifiait : initiative, affectation de ressources, association du capital et du travail, constructions d’usines, création d’entreprises, achat de machines, recherche-développement, installation d’infrastructures, formation professionnelle, etc.
La résultante globale de toutes ces catégories d’investissement était voulue et interprétée comme le progrès économique et social par : la valeur ajoutée, l’augmentation de la production, la création d’emplois, la hausse des salaires grâce aux économies d’échelle, la fertilisation croisée des innovations, l’augmentation du PIB national, etc.
Dans le vaste processus de financiarisation de l’économie en cours depuis les années 1980, le sens du mot investissement a été usurpé et dénaturé par la nouvelle oligarchie qui domine l’Europe et ses réseaux médiatiques. D’origine anglo-saxonne (investment), la définition subvertie de l’investissement a balayé son sens originel pour le reléguer à l’arrière-plan des valeurs officielles de l’Union Européenne. Investir signifie d’abord aujourd’hui acheter (ou vendre à découvert) des titre boursiers pour les revendre (ou les racheter) avec un bénéfice dénommé improprement plus value puisque très souvent déconnecté du résultat économique réel. Dans l’échelle de la réussite et du succès, priorité est donnée à l’activisme boursier et à la « performance » (sic) des titres sur le travail qui produit ce résultat. Ce phénomène massifié traduit une subversion du sens et une infection de l’esprit public jamais observée en Europe en dehors de la période éphémère des régimes totalitaires.
Sont indistinctement gratifiés du titre d’investisseurs les particuliers boursicoteurs, les bancassurances qui spéculent, les mafias en quête de respectabilité, les fonds spéculatifs des paradis fiscaux, les blanchisseurs d’argent sale, etc. Dans cette masse anonyme, l’investisseur réel qui entreprend, construit et développe, est noyé en tant que référence. Supplantant le concept de plus-value économique, (la valeur ajoutée des entreprises), la plus-value pour l’actionnaire-investisseur (share holder value) a notamment pour effet de gonfler des bulles spéculatives promises à éclater et se reformer indéfiniment en rongeant l’économie réelle comme le démontre la crise en Europe. On observe dans ce cadre que « l’investisseur » n’est fréquemment qu’un parasite ou un destructeur.
La légitimation officialisée par l’Union Européenne de l’investissement au sens financier est de favoriser la mobilité et la fluidité du capital au profit de l’économie, ce qui reste largement une imposture, puisque la priorité de « l’investisseur » est d’abord ce qu’il appelle la plus-value du titre, et non pas la rentabilité de l’entreprise. Dérégulée et libérée de tout contrôle, la finance dite d’investissement s’est au contraire organisée en sphère indépendante capable de s’auto reproduire dans sa fonctionnalité parasitaire. Lorsqu’ils interviennent dans l’économie réelle, les « investisseurs », ici les financiers, se muent en prédateurs d’entreprises. Racheter des sociétés pour les « restructurer » (i.e. licencier des effectifs), rafler le bénéfice à court terme qui en résulte, revendre sur la foi d’une capacité bénéficiaire fictive, ou organiser une faillite frauduleuse par détournement d’actifs, est, outre la spéculation, une activité courante des « investisseurs » contre laquelle la loi n’a cessé de s’affaiblir.
Dans l’Union Européenne, les « investisseurs » sont élevés au rang d’une catégorie sacralisée à laquelle il est fait constamment référence et révérence. Ils sont l’avant-garde de l’Europe, l’équivalent du Parti Communiste comme avant-garde de la société soviétique. Cette sacralisation atteint un stade paroxystique depuis que la création de l’Euro a interdit aux pays de la zone de se financer par leur monnaie nationale auprès de leurs banques centrales. Les « investisseurs » sont érigés maintenant en juges et maîtres de la politique des Etats européens qui ont obligation de « gagner leur confiance », de les « rassurer », de les « contenter » pour obtenir de leur bienveillance les financements dont ils ont besoin. Un « spread » (surcoût) est infligé à leur gré par les « investisseurs » aux Etats réfractaires à la « réforme », couronnant la subordination du pouvoir politique à la finance en Europe.
Par delà cet état de fait porté à la lumière grâce à la crise européenne (effet positif de l’état négatif), un des grands succès des maîtres de l’Europe est d’avoir tordu et inversé le sens de la valeur de l’investissement dans la conscience individuelle et collective. La meilleure illustration de cette inversion inoculée à l’esprit public est le mode d’affichage de l’endettement des Etats. Les emprunts qu’ils font sont systématiquement notés sous l’angle de leur rendement pour les « investisseurs », et JAMAIS sous l’angle de leur coût pour la collectivité publique. Priorité est donc donnée par l’Union Européenne à l’intérêt de « l’investisseur » sur l’intérêt national ou général qui ne bénéficie d’aucune considération. La perversion du sens a produit ici un effet destructeur dans l’échelle des valeurs historiques de la société européenne.
LA FLEXISÉCURITÉ
Cette expression associant deux notions sans lien de sens, voire antinomiques, est originaire du Danemark. La Commission Européenne s’en est emparée depuis 2010 pour en faire un thème de propagande et de pression. La flexisécurité de conception danoise est un modèle sui generis adapté aux conditions de son pays d’origine, de même qu’à ses voisins scandinaves. La Commission ayant annoncé sa volonté de le propager dans toute l’Europe, la question est de savoir s’il est exportable, et ce qu’il recouvre en réalité dans ses premières applications ailleurs qu’au Danemark : Grèce, Portugal, Espagne en particulier, parmi les pays ayant eu jusqu’en 2010 un régime socioéconomique similaire.
Au Danemark, la flexisécurité est le système qui autorise des licenciements individuels et collectifs sans délai ni contrainte, fournit une formation-réinsertion de bon niveau, et procure un nouvel emploi au salarié licencié. Ce système fonctionne correctement dans un pays de petite taille (5 millions d’habitants), socialement intégré avec peu d’écarts de revenus, les salaires élevés d’une économie spécialisée dans un petit nombre d’activités à forte valeur ajoutée, vouée à l’import-export, et permettant une fiscalité lourde nécessaire au financement des dépenses publiques.
Ce système semblant en théorie optimal, la 2ème question est de savoir si la Commission Européenne croit réellement à son applicabilité générale en Europe, ou si elle s’en sert comme leurre dans son combat contre les régimes relevant encore du « modèle social européen » construit après 1945.
La théorie de la flexisécurité soulève une 3ème question : celle du dosage entre flexibilité et sécurité. Le concept étant lui-même flexible, il peut y avoir une flexibilité extrême avec une sécurité faible, l’inverse ayant peu de sens par rapport à l’objectif visé qui est une priorité économique de la flexibilité sur la contrainte sociale qui est la sécurité.
Trois pays de l’ Union Européenne sont aujourd’hui dirigés par une commission dictatoriale externe commandant leurs gouvernements : Grèce, Portugal, Irlande, auxquels se rajoutera Chypre en 2013. Un 4ème, l’Espagne, parvient encore à éviter l’administration directe de cette commission ( la Troïka) en anticipant toutes ses exigences. Qui connaît la base idéologique et programmatique des trois organes la composant (Commission Européenne, BCE, FMI), sait que les considérations dites sociales et le sort des chômeurs n’y ont strictement aucune place.
Deux examens permettent de démasquer la vacuité et la fiction du concept formellement séduisant de flexisécurité : sa confrontation avec la réalité de terrain, et sa contradiction interne avec les objectifs de « réformes » et de compétitivité. Dans les quatre pays dirigés ou sous pression de la Troïka, le dosage est à l’avantage quasi intégral de la flexibilité. Concrètement, le droit de licencier sans motif ni délai a été inscrit dans la loi, allant jusqu’à inclure la fonction publique statutaire en Grèce et bientôt au Portugal (cf. la réforme du « statut de l’Etat » en cours). De l’autre côté, la sécurité est vidée de substance par une réduction à minima des montant/durée de l’assurance-chômage à cotisation majorée, le contournement/démantèlement des conventions collectives corrélé à la neutralisation des pouvoirs syndicaux, le tout sur fond de dislocation du droit du travail.
Pour illustrer l’inanité de la sécurité comme contrepartie de la flexibilité, la statistique officielle du chômage (à l’heure du texte) est de 27% en Grèce et en Espagne, 17% au Portugal, 15% en Irlande. Ces volumes, impossibles à maîtriser tant en indemnisation qu’en réinsertion sans explosion des déficits publics eux-mêmes interdits, sont prometteurs d’une implosion économique et sociale qui répond à « la stratégie du choc » (NB : voir ce concept) appliquée par la Troïka pour faire table rase du passé dans les pays les plus vulnérables.
Sur un plan général, au-delà du leurre des mots et de la réalité des chiffres, la logique est que le modèle scandinave n’est pas exportable dans un quelconque pays de l’Union Européenne où la faible capacité de la dépense publique et les bas salaires ne permettent pas (ou plus) de financer, par les prélèvements, la sécurité supposée recherchée. Dans cette même logique, il est clair d’autre part que la flexisécurité est en contradiction avec l’exigence de « réforme » et de compétitivité. Or celle-ci correspond à la politique de « déflation compétitive » conçue en parallèle par la Commission Européenne et la Troïka, qui implique une baisse des coûts salariaux et des dépenses publiques. La flexisécurité n’a donc pas de viabilité dans le processus de récession et de chômage de masse que favorise une telle politique.
Dans la novlangue européenne, la partie flexibilité de la flexisécurité est également raccordée à la locution magnifiante « libéralisation-du-marché-du-travail » (contre sa « rigidité »).C’est dans ce cadre que transparaît l’optimisation maximale de la flexibilité, non réalisée mais tendancielle : faire du marché du travail européanisé l’équivalent d’un marché de matières et fournitures, à savoir des salariés gérés en consommables, achetables et jetables à flux tendus avec zéro stock.
LA SOUVERAINETE PARTAGÉE
Cette locution récente ne figure pas encore dans un texte européen accessible. Elle est apparue en déclarations orales à la suite du sommet des 27 membres de l’Union Européenne en juin 2012. Sa diffusion devrait vraisemblablement commencer après les élections législatives allemandes qui se tiendront en septembre 2013, en vue de préparer la révision des traités (ou leur refonte dans un nouveau traité) que l’Allemagne a déjà publiquement exigée.
S’il est probable que cette locution ne soit pas reproduite telle quelle dans 24 pays de l’Union Européenne, il est certain qu’elle sera retenue dans ceux d’expression française (France, Belgique, Luxembourg) lorsque sera engagée la campagne médiatique pour la ratification du nouveau traité, prévisible vers 2015.
La « souveraineté partagée » possède tout pour plaire : aux amateurs du beau langage, aux adeptes d’un harmonie de concepts différents, aux juristes friands d’innovation. Elle associe pourtant deux notions sans aucun lien de sens, et le moindre réflexe juridique suggère qu’il s’agit d’un oxymore. L’inventivité de cette expression est néanmoins forte, car chacun de ses termes a une connotation positive en dépit de leur association bancale.
La souveraineté étant un principe essentiel de droit public, il convient de démonter l’absurdité de la « souveraineté partagée ».Trois textes fondateurs sont à rappeler en préambule :
- article 3 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps ni individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ».
- Constitution française de 1791 : « la souveraineté est une, indivisible, inaliénable ; elle appartient à la nation »
- article 3 de la constitution française de 1958 en vigueur : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».
Nombre de constitutions dans le monde et en Europe étant calquées sur cette claire loi d’airain qui fonde le droit public et la démocratie, la « souveraineté partagée » sortie des cerveaux labyrinthiques de l’Union Européenne est un monstre juridique, un alien dédoublé en ectoplasme politique. Son habileté est néanmoins d’en faire un amalgame avec le fédéralisme. Souveraineté partagée = Europe fédérale, ce qui est imposture puisque n’importe quel constitutionnaliste démontrerait que le fédéralisme (par exemple américain ou russe) n’est en aucun cas un partage de souveraineté. D’autre part, le socle de la démocratie étant la souveraineté, la souveraineté partagée impliquerait la démocratie partagée : une aberration.
Mais au-delà de cette subversion du sens, la nature de la souveraineté est qu’elle ne peut être partagée, faute de cesser d’exister, ce qu’aucun juriste de la Commission Européenne ne peut ignorer. Se greffe à cette contradiction non surmontable une manipulation rhétorique : d’abord laisser entendre que la souveraineté à partager est encore intacte, ce qui, dans l’Union Européenne, est un déni de réalité ; ensuite induire de son partage une notion d’équité qui le rendrait donc équilibré, ce qui juridiquement et matériellement n’a aucun sens.
La « souveraineté partagée » doit être rapprochée de la « souveraineté limitée » inventée jadis par l’URSS (Leonid Brejnev, 1er secrétaire du Comité Central du PC) pour établir son droit d’intervention militaire dans les pays du bloc soviétique en rébellion. Leur caractère commun est la perte préalable de souveraineté, avant qu’elle ne soit à « partager » ou à « limiter », traduisant une similitude de conception entre l’Union Soviétique et l’Union Européenne.
LE POPULISME
Dans le langage européiste et sa déclinaison médiatique, ce mot est apparu en 2005 après le vote négatif des peuples français, néerlandais et irlandais aux référendums sur le « traité constitutionnel » qui devait entériner une phase décisive de la perte de souveraineté des pays d’Europe.
L’incrimination de « populisme » joue, comme la « réforme », un rôle essentiel dans le dispositif de contrôle idéologique et politique de l’Union Européenne. Il y remplit une fonction sécuritaire consistant à détecter, traquer, dénoncer, et neutraliser les déviations et les menaces fragilisant le nouvel ordre européen et son orthodoxie. Il est le gardien de la « réforme », du respect dû aux « investisseurs », etc. Il veille au verrouillage du sens inversé ou subverti des mots qui balisent la rhétorique européiste.
Au dictionnaire, le populisme est « l’attitude qui vise à satisfaire les revendications immédiates du peuple sans objectif à long terme », une définition sans jugement de valeur, ni norme entre ce qui serait négatif à court terme et positif à long terme. L’emploi du mot populisme par les organes européens et leurs répétiteurs n’a aucun rapport avec cette définition.
A l’inverse, la faiblesse de l’accusation de populisme est son vide argumentaire ; elle ne procède que par dénonciation d’atteinte à l’ordre moral, mental et politique, intouchable et intangible, qui régit l’Union Européenne. Mais l’usage du mot procède lui-même d’une subversion du sens par rapport à sa définition lexicale : il n’en respecte pas la temporalité inhérente, c’est-à-dire la distinction entre l’immédiateté d’une revendication, et celle qui, non immédiate, échapperait à cette définition. Ainsi la quasi-totalité des thèmes dénoncés par l’accusation de populisme n’a aucune capacité d’exécution à court terme parce qu’ils relèvent de changements fondamentaux de structure et d’orientation de l’Union Européenne.
L’incrimination de populisme est donc un acte terroriste qui vise à intimider et menacer préventivement, avant même d’en traduire la manifestation devant l’inquisition des idées et des comportements installée dans l’Union Européenne par ses institutions, ses réseaux médiatiques et ses cercles d’intellectuels en service commandé.
En conclusion, la langue de bois ou novlangue européenne présente des concepts et des mots qui, pris séparément, et détachés de la réalité de leur contexte, sont acceptables et facialement valorisants. C’est l’articulation entre eux qui forme un outil stratégique de manipulation et de formatage de l’opinion, et révèle, dans le cadre idéologique imparti à l’Union Européenne, la subversion de leur sens.
Cependant, dans l’histoire contemporaine où le discours est un vecteur de l’action collective, une langue déformant la réalité n’est jamais autonome, ni innocente. Elle est, sémiologiquement, signe d’une dégradation. Le langage soviétique a commencé à se couper de la réalité dans les années 1970-1980, le langage nazi à partir de 1943 (défaite de Stalingrad), signes annonciateurs de la chute qu’ils avaient pour fonction d’occulter.
Dans l’atmosphère crépusculaire qui a commencé de couvrir l’Europe, la novlangue en usage pourrait annoncer les prémices d’un processus de fossilisation et de décrépitude de l’ensemble qu’elle prétend contrôler.
*Michel Ruch est diplômé des Sciences Politiques Strasbourg et de l’Institut des Hautes Études Européennes, a publié « L’Empire Attaque : Essai sur Le système de domination Américain » aux éditions Amalthée et réside partiellement au Portugal.